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Appareils, infrastructures et humains, la dématérialisation en question

Le numérique est une arme de simplification massive qui permet fluidité, immédiateté, accessibilité, partout, tout le temps. L’imaginaire immatériel dont il jouit s’avère, dans les faits, erroné.

Appareils, infrastructures et humains, la dématérialisation en question

“Moi je n’envoie plus de courrier, je fais des mails c’est plus écolo !”, “Grâce à la dématérialisation, je m’inscris dans une démarche qui lie écologie et économie ! Moins de déchets et moins d’achat de fournitures !” , “Mais le numérique ça ne pollue pas, tout est dans le cloud !”. Autant d’affirmations qu’on peut lire ou entendre au bureau, sur Linkedin ou entre amis. D’où viennent ces affirmations ? Sont-elles avérées ? Madonna nous aurait-elle menti en nous assurant vivre dans un material world ? État des lieux sur les implications d’un monde tout numérique.

Les services et produits numériques ont bouleversé notre manière de communiquer et de consommer. Dans un monde hyper connecté, la digitalisation s’est imposée comme une norme permettant de créer de nouvelles expériences répondant aux besoins de fluidité et d’immédiateté des utilisateurs, au point où le numérique a dépassé son statut de moyen et est devenu une fin en soi. On invente tout, on finance tout, pourvu que ce tout soit connecté : un harnais connecté pour connaître l’humeur de son chien, un robot connecté pour se faire livrer son papier toilette, une brosse à dents électrique connectée pour être alerté quand une zone est propre et être accompagné dans son brossage en temps réel (tellement vrai que le projet a été primé au Consumer Electronic Show de Las Vegas en 2020).

De par le recours systématique au numérique pour développer de nouveaux services, de nouvelles expériences, la quantité d’appareils technologiques explose. La “technomasse”, la somme de la masse de tous les équipements numériques passe de 128 millions de tonnes en 2010 (soit l’équivalent de 18 000 Tours Eiffel) à 317 millions de tonnes en 2025 (45 000 Tours Eiffel). Le parc technologique s’enrichit d’année en année à un rythme qu’on estime à 10% par an, et ce plus rapidement que la population, faisant ainsi croître le nombre d’objets par individu. Enfin, la multiplication des fonctionnalités de ces équipements connectés ne laisse pas imaginer un ralentissement de cette escalade à la consommation. La digitalisation de toutes les facettes de notre vie quotidienne provoque une forte augmentation de l’empreinte énergétique et écologique du numérique.

Avec le recours systématique au numérique pour développer de nouveaux services, de nouvelles expériences, la quantité d’appareils technologiques explose. La “technomasse”, la somme de la masse de tous les équipements numériques passe de 128 millions de tonnes en 2010 à 317 millions de tonnes en 2025. On invente tout, on finance tout, pourvu que ce tout soit connecté.

Pour beaucoup de consommateurs et de décideurs, le numérique est une conception immatérielle et hors-sol, dont les ressources seraient illimitées, dont les potentiels seraient infinis. Le numérique simplifie tout, le numérique règle tout, en un clic, ou mieux, en un mouvement de doigt ! Le point culminant de ce récit fantastique est le cloud. Idée radieuse permettant d’accéder à ses dossiers, stocker ses photos, jouer à ses jeux, développer ses applications de n’importe où, sur n’importe quelle machine, pourvu que l’on dispose d’un bon accès à internet. Allégorie de la dématérialisation.

On peut penser au nom même donné au cloud dont le pouvoir d’évocation tient au génie de sa métaphore. Le terme de “cloud”, en français “nuage”, possède des attributs quasi divins : même si les nuages parcourent habituellement le ciel, il leur arrive de descendre ici-bas et, sous forme de brumes ou de brouillards, ils représentent des objets célestes venus à portée de main des humains. Les nuages véhiculent un imaginaire ultra développé sur lequel s’appuient les argumentaires promotionnels : l’abondance, la liberté, la légèreté. En pratique, ce nuage est un ensemble de matériels (ordinateurs, serveurs, éléments de stockages), de raccordements réseau (câbles, antennes) et de logiciels, permettant un accès et une utilisation n’importe où, n’importe quand grâce à internet. Tout ce matériel est rangé dans des bâtiments en périphérie des villes, dans des déserts ou au milieu des océans, appelés “datacenters”, qui reçoivent, traitent et stockent les données. Il est bien important de comprendre que la prétendue immaterialité associée au concept de cloud est en réalité un déplacement de la matérialité, plus qu’une disparition. En utilisant les services d’un cloud, on fait appel aux ressources physiques d’énormes ordinateurs distants, qui stockent et traitent les informations. C’est moins sexy ? On sait, déso…

Plus largement, le numérique c’est des milliards d’équipements informatiques qu’il faut fabriquer, relier entre eux par des millions de kilomètres de câbles et qu’il faut alimenter en électricité. Les données circulent dans d’énormes tunnels de fibre optique qui traversent les océans et sont stockées dans d’immenses datacenters, situés en Alaska ou au beau milieu de l’Océan Pacifique, qu’il faut alimenter en énergie et surtout refroidir.

Quelques chiffres évocateurs. En 2019, le numérique mondial c’est :

  • 34 milliards d’équipements1
  • 1,3 million de kilomètres de câble2
  • Près de 5000 datacenters3
En pratique, le cloud nécessite des infrastructures. Ces entrepôts, raccordements réseau, et logiciels permettent un accès et une utilisation (presque) partout, tout le temps. Où se trouvent-ils ? Dans des bâtiments en périphérie des villes, dans des déserts ou au milieu des océans, les “datacenters” reçoivent, traitent et stockent les données. En utilisant les services d’un cloud, on fait en réalité appel aux ressources physiques d’énormes ordinateurs distants.

L’imaginaire du numérique gomme aussi le travail humain nécessaire à la mise en place et au bon fonctionnement de son écosystème. On parle peu par exemple, des centaines de milliers de travailleurs précaires employés par les géants du numérique pour entraîner les intelligences artificielles dont on prédit qu’elles résoudront tous les maux de la société : inégalités, ressources énergétiques, transports, etc. Ces intelligences artificielles ne sont autres que des programmes informatiques très opaques qui sont “entraînés” suivant des modèles de résultats établis par ces travailleurs du clic4. Un algorithme ne peut pas, par exemple, d’emblée reconnaître un chien sur une image, ainsi il est nécessaire qu’un humain traite des milliers d’images afin que ces résultats soient assimilés par un ordinateur.

 On parle peu des coursiers, des livreurs, des cuisiniers, des manutentionnaires, des travailleurs d’entrepôt sur qui reposent l’économie du numérique et dont les conditions de travail ont été sévèrement mise à mal par l’apparition des grandes plateformes numériques, en les faisant flirter avec l’illégalité et la maltraitance. On parle peu enfin, de la composition même de nos appareils électroniques, d’où, comment et par qui sont extraits les métaux et terres rares, matières premières de nos smartphones, télévisions et autre appareils connectés. Pourtant, un smartphone renferme plus de 50 métaux différents. Pourtant, un téléphone de quelques centaines de grammes nécessite l’extraction de près de 70 kg de matière première. Pourtant, violation des droits humains, épuisement de ressources non renouvelables, rejets toxiques dans la biosphère et émissions de gaz à effet de serre sont les conditions de production et de fin de vie de nos objets technologiques.

L’imaginaire du numérique gomme aussi le travail humain nécessaire à sa mise en place et son bon fonctionnement. On parle peu des centaines de milliers de travailleurs précaires des géants du numérique : coursiers, manutentionnaires, travailleurs d’entrepôt sur qui repose l’économie du numérique. On parle peu de la composition de nos appareils électroniques, de comment, où et par qui leurs matériaux sont extraits, ainsi que de ce que deviennent nos appareils en fin de vie.

Il faut rendre à Madonna ce qui appartient à Madonna : we are living in a material world. La réalité technique rattrape les mythes structurants nos imaginaires numériques sur lesquels se basent certaines stratégies de vente. Le numérique est un outil d’une puissance indéniable et il bénéficie d’une aura quasi mystique tant sa réalité est complexe. Tout l’enjeu de cette première saison est d’interroger des évidences qu’on ne questionne pas, de creuser des terrains qui semblent pauvres, d’analyser des phénomènes qu’on ne considère pas.

Dans le prochain épisode : High School Musical et la sur-sollicitation de l’attention !

Sources

  1. The Shift Project, Empreinte environnementale du numérique mondial, 2019
  2. Dalmont Cyrille , «Souveraineté numérique: les câbles sous-marins, un enjeu aussi important que la 5G». La tribune de Cyrille Dalmont, L’Opinion, 2 Octobre 2020
  3. Datacenter Map
  4. France.tv Slash y consacre une mini série. Pour en savoir un petit peu plus : https://www.france.tv/slash/invisibles/saison-1/1274813-micro-travailler-plus-pour-micro-gagner-moins.html

Ctrl S est une agence d’innovation et de design qui œuvre pour un numérique responsable en accompagnant les organisations (entreprises, services publics, incubateurs, écoles/universités…) dans la conception et l’application de stratégies numériques plus soutenables.
Leur équipe travaille avec elles sur de nouvelles manières d’évaluer, de concevoir et d’utiliser les produits et services numériques qui nous entourent au quotidien, afin de réduire leurs externalités négatives (environnementales mais aussi sociales et sanitaires)

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